CHAPITRE XVII

Le crépuscule tombait. Le champ de bataille était baigné d'une lueur rouge, mais je ne savais plus si c'était la couleur du soleil couchant ou celle du sang.

Je restais à genoux là où je m'étais écroulé. Déjà les charognards exécutaient leur danse de mort dans le ciel. Ma force m'avait déserté. Je tremblais de tout mon corps, épuisé au-delà du possible. Je réalisais vaguement que c'était terminé, et que j'étais encore vivant.

Un bruit de pas m'alerta ; je levai mon épée en un geste instinctif de défense.

Ce n'était pas nécessaire. Finn n'était pas mon ennemi.

— C'est fait, dit Finn.

— Je sais.

— Alors pourquoi restes-tu agenouillé comme un pénitent ?

— J'en suis peut-être un, fis-je en me redressant péniblement, le corps endolori. ( Je me passai une main sale sur le visage, puis je dis tout haut ce que je n'avais pas encore osé reconnaître, même intérieurement. ) Bellam a été vaincu. Homana est à moi.

— Oui, mon seigneur Mujhar, dit Finn, d'un ton ironique comme à son habitude.

Je fronçai les sourcils d'un air aussi sévère que possible.

— Merci de ta protection, Finn.

Jamais il ne m'avait laissé seul, même au plus fort de la bataille.

— Le serment du sang m'y obligeait, fit-il d'un ton léger.

— Pensais-tu que nous vivrions pour voir ce jour ? lui demandai-je.

— Bien sûr ! La prophétie...

— Oh, ça suffit ! interrompis-je. J'en ai assez de t'entendre déblatérer à son sujet ! ( Je poussai un grand soupir. ) Et puis, ce n'est pas terminé. Il nous reste à libérer Mujhara.

— Cela ne saurait tarder, dit Finn. Je suis venu pour te conduire auprès de Bellam.

— Tu l'as capturé ?

— Duncan... le tient. Viens voir.

Le champ de bataille puait la peur et la mort. Les soldats gisaient, taillés en pièces ou percés de flèches. Les charognards criaient dans le ciel, avides de commencer leur festin.

Duncan, Rowan et quelques-uns de mes capitaines se trouvaient sur une petite butte où était plantée la hampe brisée de l'étendard de Bellam : un soleil levant sur champ indigo.

Mais le soleil de Bellam venait de se coucher à jamais.

Il était mort. Et dans un état si horrible que je compris immédiatement que le responsable ne pouvait être que Tynstar et sa magie noire.

La chose recroquevillée sur le sol ressemblait à un fœtus malformé. Sa cotte de mailles avait fondu, emportant des lambeaux de chair avec elle. Il n'avait plus de nez, d'oreilles ni d'yeux. Ce qui restait de son visage était figé dans le sourire atroce d'une tête de mort.

Plus horrible encore, sur le crâne calciné reposait un diadème d'or pur.

J'eus du mal à retrouver ma voix.

— Enterrez ce qu'il reste de lui, fis-je.

— Mon seigneur, demanda Rowan, que ferons-nous ensuite ?

— Ensuite ? Je vais entrer à Mujhara et reprendre enfin mon trône.

— Seul ? fit Rowan, horrifié.

— Pas seul. Les Cheysulis viennent avec moi.

Dans la cité, nous ne rencontrâmes qu'une résistance de principe. La nouvelle de la mort de Bellam se répandit comme un feu de broussailles, et les soldats solindiens se rendirent presque sans résistance.

Je passai bientôt le portail de bronze d'Homana-Mujhar. Puis je mis pied à terre devant les escaliers de marbre.

Par les dieux, ce palais était à moi !

Finn et Duncan me suivaient, accompagnés de leurs lirs.

J'arrivai enfin devant les portes d'argent martelé de la salle d'apparat. De l'autre côté, mon tahlmorra m'attendait.

J'ouvris la porte, et les souvenirs m'assaillirent.

Je revis Shaine, détruisant les Gardiens qui avaient protégé les murs d'Homana-Mujhar de la magie ihlinie... Alix, appelant Cai. L'air terrorisé de Shaine lorsque le grand faucon avait fondu sur lui.

Oui, je me souvenais très bien de cette cuisante défaite !

J'allai vers le trône, ne remarquant même pas les tapisseries indigo brodées aux armes de Bellam. Je n'avais d'yeux que pour les sculptures de formes animales qui ornaient les murs : des lirs, pas de simples bêtes.

Je m'arrêtai devant l'estrade de marbre rose clair qui supportait le trône du Lion.

Bellam n'avait pas osé toucher au bois ancien, poli et doré, sculpté en forme de lion. Les coussins de soie pourpre décorés du lion noir rampant étaient toujours en place.

Mon trône.

Mais était-il vraiment à moi ?

Je me tournai, et le vis, comme je m'y étais attendu.

— Est-il à vous, demandai-je, ou à moi ?

Duncan ne fit pas semblant de ne pas avoir compris.

— A vous, mon seigneur. Pour le moment.

Ensanglanté et sale, son justaucorps déchiré, Duncan avait tout de même l'air royal.

— Le trône, dis-je en un souffle, est destiné à un Mujhar cheysuli. C'est ce que vous avez dit.

— Oui, reconnut-il. Mais ce jour viendra quand vous et moi ne seront plus.

— Comme mon épée... qui a été faite pour un autre que moi.

— Le Premier Né reviendra, sourit Duncan. Mais ce ne sera pas demain...

— Moi, je suis là aujourd'hui, fit une voix sibilante.

Je me retournai, tirant mon épée dans le même mouvement. Tynstar sortit d'une alcôve.

Il fit un geste impérieux en direction de Duncan.

— Ne bouge pas, métamorphe ! Ou je tuerai ton petit prince. Ce serait dommage de le perdre maintenant, n'est-il pas vrai ?

Il n'avait pas changé. Son visage éternellement juvénile, mis en valeur par l'épaisse chevelure noire, était serein. Il était vêtu de cuir sombre, et portait une épée d'argent.

— Pourquoi avez-vous tué Bellam ? demandai-je, la rage et la frustration se disputant en moi.

— Crois-tu que je l'ai tué ? sourit le sorcier.

— Pourquoi ? répétai-je, refusant de tomber dans ses filets.

Il haussa les épaules.

— Il était.. superflu. Je n'avais plus besoin de lui.

— Mais encore ?

— C'est vrai, dit-il. Il y a une autre raison. Bellam a été assez bête pour rechercher une alliance ellasienne pour sa délicieuse fille, alors qu'elle m'appartient. ( Un sourire joua sur son visage lisse. ) Et puis, je l'avais prévenu qu'il mourrait s'il vous affrontait aujourd'hui sur le champ de bataille. Vos dieux l'ont emporté...

J'aurais tant voulu le passer au fil de mon épée, mais je ne pouvais pas. Pas encore...

— Ah oui, fis-je, Electra. Votre maîtresse, dit-on. Peu importe, je lui pardonnerai son passé quand je la prendrai pour épouse et que j'en ferai la reine d'Homana.

— Vous ne l'épouserez pas !

— Et comment comptez-vous m'en empêcher ? dis-je en sortant mon épée et en me fendant dans sa direction.

Il attrapa la lame à main nue.

— Meurs, imbécile, murmura-t-il.

Le choc m'envoya bouler contre le trône, me brisant presque l'échine. Tynstar tenait toujours mon épée par la lame ; le rubis perdit progressivement son éclat, jusqu'à devenir aussi sombre que ses yeux.

Il s'approcha de moi, l'épée levée — mon épée —, qui maintenant était à son service. Je me jetai au sol pour tenter d'esquiver le coup.

Je ne fus pas tout à fait assez rapide, mais Tynstar non plus. Un poignard fendit l'air et s'enfonça dans son épaule avant que la lame ne s'abatte. Duncan, après avoir lancé l'arme, bondit sur le sorcier, et tous deux roulèrent au sol, près de l'endroit où j'avais été projeté. Tynstar parvint à se relever ; Duncan resta où il était, assommé par la brutalité de son atterrissage.

— Tynstar !

C'était Finn, son poignard à la main. Il courut vers le sorcier.

Mon homme lige n'eut pas le temps d'arriver à portée de Tynstar. L'Ihlini leva la main, dessina des runes devant son visage et disparut dans une brume couleur lavande.

J'essayai de me relever, sans y parvenir. Je restai au sol, essayant de reprendre mon souffle.

Finn s'agenouilla près de son frère.

Duncan tenta de se relever. Il s'arrêta au beau milieu de son mouvement, une main appuyée contre sa poitrine.

— Une côte cassée, je pense. Rien de grave. Occupe-toi de Karyon, Finn.

Finn m'aida à m'asseoir et à m'appuyer contre le trône.

— J'avais espéré le tuer et nous épargner le souci de le savoir en liberté, murmurai-je.

Finn ramassa l'épée. Son visage pâlit affreusement quand il vit le rubis désormais noir.

— Tynstar a fait ça ?

— Oui. Il a touché la lame et la pierre est devenue telle que tu la vois.

— Il s'en est servi comme point focal de son pouvoir, intervint Duncan. Pour que cela soit possible, il faut que l'épée ait disposé de sa propre magie. Ce n'était pas le cas jusque-là. Que sais-tu à ce sujet, Finn ?

Finn refusa de rencontrer le regard de Duncan.

— Rujho ! As-tu invoqué la magie des étoiles ?

— Je crois qu'il l'a fait, interrompis-je. Il y avait cinq pierres... et les cinq étoiles sont tombées du ciel. Et il a dit... ( Je me tus un instant pour me souvenir des mots exacts. ) ... Ja'hai, cheysu, Mujhar.

Le visage de Duncan pâlit de colère. Il se tourna vers Finn et dit quelque chose dans la Haute Langue. Il ne cria pas, mais il y avait une telle violence dans sa voix que l'effet en était d'autant plus efficace.

Après quelques instants, Finn l'interrompit.

— Cela suffit ! J'ai eu tort, je l'admets. Mais je l'ai fait parce que je devais le faire !

— Et si les dieux avaient refusé ta demande, où aurions-nous trouvé un autre roi ?

— Un autre roi ? fis-je. Que voulez-vous dire, Duncan ? Que j'aurais pu mourir ?

Duncan se tourna vers moi, ignorant le geste de dénégation que fit mon homme-lige.

— En six cents ans, dit-il doucement, deux hommes seulement ont survécu à cette cérémonie.

La bouche sèche, je crus bon de rectifier :

— Trois, maintenant.

— Deux, répéta Duncan, y compris vous.

Je me tournai vers Finn.

— Pourquoi as-tu fait ça ?

— Pour Homana, marmonna-t-il. Pour les Cheysulis.

— Pour toi, accusa Duncan. Tu sais très bien que seul le fils de celui qui a fabriqué l'épée peut invoquer la magie des étoiles. Tu voulais prouver que tu étais réellement le fils de Hale, n'est-ce pas ? Mais tu n'étais pas le seul à courir un risque. Si la magie avait été refusée, vous auriez été tués tous les deux.

Je regardai Finn. Son expression montrait qu'il s'attendait au pire.

— Tu as toujours plus ressemblé à Hale que moi... Et tu n'es que son bu'sala, son fils adoptif !

— Et tu as décidé de demander aux dieux de trancher ?

— Je savais que la magie réussirait.

— Et comment ? Tu n'avais aucune certitude.

— Si. D'après ce que dit la prophétie...

— Ah oui, la prophétie ! Mon rujho parle de la prophétie, et s'adresse aux dieux. Je parle aussi de la prophétie, mais ce n'est pas à moi de converser avec les dieux. Seul le fils par le sang a ce droit. Que n'au-rais-je donné pour être le vrai descendant de Hale... Et toi, tu t'en sers de cette façon... Finn, n'apprendras-tu donc jamais ?

Je regardai les deux frères ; demi-frères. Hale vivait en chacun d'eux, même s'il n'avait engendré que Finn.

Je me levai.

— Le risque en valait la peine, dis-je enfin. Si c'était à refaire, je le referais.

— Même en connaissant le prix à payer en cas d'échec ?

— Oui, affirmai-je.

Que pouvais-je dire d'autre ? Duncan soupira. Il tendit la main, paume ouverte, et fit le salut cheysuli. Je souris et imitai son geste.